
Et si les monstres de la Silicon Valley cherchaient vraiment à faire le bien ?

Sheryl Sandberg a créé une organisation pour promouvoir les femmes dans le monde de l’entreprise, Lean In , qui vient de publier un rapport sur le sujet en collaboration avec le cabinet McKinsey & Company. Et comme les résultats lui semblent très en deçà de ses espérances, elle le crie haut et fort. Aux États-Unis, selon ce document, il y a en moyenne quatre hommes à des postes de direction pour une unique femme. Pire : seul un « chef » sur vingt-cinq est une femme de couleur. D’où la conclusion de la numéro 2 de Facebook : « Le progrès n’est pas juste lent – il est bloqué. » Constat imparable, qui passe d’autant mieux que le réseau social a mis les bouchées doubles en matière de diversité interne depuis deux ans. Et ne s’est pas privé de le faire savoir à la terre entière…
Du côté de Google, « faire le bien » est un credo depuis le premier affichage de sa promesse « Don’t be evil » en juillet 2001. La création quatorze ans plus tard de la holding Alphabet, incluant Android, le moteur de recherche et quelques filiales, a certes été l’occasion d’une mutation de cette ambition en « Do the right thing ». Mais l’enjeu reste en phase avec les mots de Sergey Brin, l’un des deux fondateurs du monstre gentil, dans une interview au mensuel Playboy en 2004 pendant la période de réserve avant l’entrée en bourse de la société : « Être une force pour le bien – toujours faire ce qui est juste, ce qui est éthique. »
Que de telles prises de position soient utiles au business ? Bien sûr. Mais il serait injuste et imbécile de les réduire à de simples signaux de fumées pour donner le change d’une politique insupportable dans les coulisses. Illustration : l’année dernière, Google a licencié un ingénieur au plaidoyer sexiste, selon lequel les femmes seraient naturellement beaucoup moins aptes à pratiquer son métier technoïde que les hommes. Ce personnage remercié, James Demore, a tenté depuis lors de faire condamner Google pour discrimination vis-à-vis des idées conservatrices. Sans succès. Sur un tout autre registre, le bon géant a annoncé avoir atteint en 2017 son objectif de « racheter autant d’énergies renouvelables qu’il en utilise à l’échelle mondiale » pour faire fonctionner ses bureaux et surtout centres de données – sa consommation d’énergie étant l’équivalent de celle d’une ville de presque un million d’habitants comme San Francisco. Dernier épisode ayant marqué les esprits : le 2 juin 2018, Google a annoncé le non renouvellement d’un contrat de 10 millions de dollars avec le Pentagone, portant sur l’utilisation de l’intelligence artificielle pour aider les drones à mieux distinguer les humains des objets. Sauf que cette décision faisait suite à une pétition signée par quatre mille employés de la maison Alphabet pour que Google reste en dehors de tout « commerce de guerre » - et à quelques démissions.
Google est connu pour dorloter les plus diplômés de ses bipèdes sans plume, voire l’ensemble de ses troupes, l’affaire du Pentagone montrant qu’elles peuvent au moins être entendues à l’occasion, qui plus est au nom du bien. Amazon, à l’inverse, est régulièrement mis sur le banc des accusés pour ses ressources si peu humaines. Le contraste est saisissant. Car en juin 2018, du côté de la multinationale du e-commerce, l’heure est à la crise : tandis que des salariés de l’État du Minnesota dénoncent le manque de climatisation, ayant suscité des cas de déshydratation, d’épuisement et de blessures sur certains sites, des employés européens et américains racontent au magazine en ligne Business Insider être traités « comme des robots » , avec des pénalités « s’ils communiquaient entre eux, prenaient un verre d’eau ou mettaient trop de temps à trouver un article. »
Au-delà des variations selon les postes de chaque employé, la société Google n’est pas la société Amazon. Qui toutes deux différent de la société Apple ou de la société Facebook. À chacune son management et sa façon de traiter ses ouailles, issus d’une histoire. Mais en revanche, la société de Google, qui naît des produits et services, des actions et des choix stratégiques de l’entreprise, est-elle si éloignée de la société telle que la construisent des entreprises comme Amazon, Apple et consorts ? Autrement dit : une multinationale qui tente vraiment de « faire le bien » selon sa propre vision du bien ne risque-t-elle pas de faire le mal « à l’insu de son plein gré » ? Pas besoin d’un complot. Comme Evgeny Morozov l’a décortiqué, les activités des monstres (même gentils) du numérique ont tendance à faire disparaître la décision collective, sociale et politique, au bénéfice de la responsabilité (ou de l’aveuglement) des individus atomisés. C’est cet invisible contexte vital, cet envers du décor sur le territoire même de Californie que dévoile d'une certaine façon un livre sur les « Visages de la Silicon Valley » de la photographe Mary Beth Meehan, complété d’un essai lumineux de Fred Turner. Alors que « le monde entier ne parle que des succès high-tech, entre campus de marbre des géants de l'internet et richesse excessive de très jeunes milliardaires », les photos et récits de ce livre, racontant la vie d’habitants « partagés entre le stress, la pauvreté, la pollution et l'absence d'infrastructure collective, dessinent le visage d'une région toxique. » Chacun jugera, faisant la balance entre bienfaits et effets pervers des entreprises de la mythique Silicon Valley. Il ne suffit pas de le vouloir pour « faire le bien », aurait-on envie de dire aux décideurs les plus sincères de Google ou de Facebook.
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